Capitalisation des préjudices économiques (de, be, fr, it, uk)

L’indemnisation du préjudice économique futur d’une victime peut se réaliser sous la forme du versement périodique d’une rente, ou bien par le versement d’un capital. Dans l’ensemble des pays étudiés, la conversion des rentes en capital, nécessite, de façon assez classique, le recours à des opérations de capitalisation, sur la base de tables. Cette opération de conversion repose nécessairement sur un aléa, puisque le préjudice économique de la victime est évalué pour l’avenir (ex : perte de revenus professionnels pour l’avenir, suite à l’incapacité pour la victime de travailler dans les mêmes conditions, au même poste etc…). Mais, cet aléa n’est pas appréhendé de la même façon sur le plan économique par les différents pays.

Les méthodes d’évaluation sont bien loin d’être uniformisées entre les pays, qu’il s’agisse des taux d’intérêts retenus, des tables d’espérance de vie ou d’autres facteurs pris en considération (II). Mais surtout, à l’intérieur même de chaque pays, les méthodes d’évaluation sont également variables, en raison d’une multiplicité de tables de capitalisation dont le choix est laissé aux praticiens (I).

1 – Les tables de capitalisation ne sont en principe pas d’ordre public

Dans chaque pays étudié, à l’exception du Royaume-Uni, les tables de capitalisation des préjudices économiques ne sont pas d’ordre public et ne présentent en conséquence aucun caractère obligatoire. En Allemagne, en Belgique et en Italie, à l’instar de la France, il existe d’ailleurs plusieurs tables de capitalisation, élaborées par les juges, la doctrine ou encore les compagnies d’assurance, sur la base des tables de mortalité. Les modalités de calcul des préjudices économiques futurs sont variables selon que le juge a privilégié une table de capitalisation plutôt qu’une autre, le choix de la table de capitalisation étant arbitré essentiellement sur la base de deux facteurs clés : la détermination du taux d’intérêt et la prise en compte des statistiques de mortalité les plus pertinentes.

En Allemagne, trois grandes tables de capitalisation sont couramment utilisées par les praticiens : les tables du cabinet d’avocat Bach, Langheid et Dallmayr (diffusées en 2003 au taux d’intérêt de 5%), les tables de Küppersbusch (diffusées en 2006 au taux d’intérêt de 4 à 6%) et les tables de Schneider (diffusées en 2008 au taux d’intérêt de 5%). Elles ont été élaborées à partir des tables de mortalité de l’office fédéral de la statistique. La doctrine allemande recommande aux praticiens de retenir un taux de 5%.

En Belgique, les tables les plus couramment utilisées sont les « tables Levie », reproduites dans les Codes Larcier. En 2011, les tables Schryvers, très modernes, intègrent des statistiques sur l’espérance de vie récentes et permettent aux praticiens de choisir plusieurs paramètres dans le calcul de l’évaluation des préjudices.

Au Royaume-Uni, la situation est toutefois assez différente, compte tenu de l’existence de la règle du « Précédent », en vertu de laquelle ce sont les tables de capitalisation « d’Ogden », datant de 1985, qui s’imposent aux juridictions inférieures. En outre, ces tables ont été validées par le Civil Evidence Act de 1995.

2 – Les méthodes d’évaluation sont différentes

Parmi les paramètres pris en compte afin de procéder à l’évaluation du préjudice économique par capitalisation, certains sont constants et présents dans tous les systèmes juridiques : la perte de revenus, l’âge de la victime et le taux d’intérêt.

D’autres paramètres peuvent être pris en compte et ne se retrouvent que dans certains systèmes juridiques : l’état de santé de la victime, son niveau d’études ou encore son taux d’incapacité.

 Les constantes

Dans tous les pays étudiés, la capitalisation des préjudices dépend en premier lieu des revenus que percevait la victime avant la survenance de son préjudice. Il est procédé à la fixation d’une perte de revenus annuelle « globale » (qui intègre dans son calcul l’ensemble des prestations ou salaires versés à la suite de l’accident), sur la base de laquelle sont effectuées les opérations de capitalisation. On remarquera toutefois que dans le système d’indemnisation britannique, la perte annuelle « globale » est remplacée par le salaire annuel antérieur à l’accident et par le salaire annuel postérieur, chacun de ces montants étant multiplié par des coefficients de capitalisation différents.

En second lieu, l’opération de capitalisation dépend bien évidemment de l’âge de la victime et des statistiques de mortalité homme/femme. En effet, le juge cherche à réparer le préjudice économique futur en fonction de l’espérance de vie de la victime. Dans chacun des systèmes la capitalisation peut être viagère ou non viagère. De façon inédite, les dernières tables de capitalisation belges présentent des coefficients de capitalisation unisexe.

Enfin, le taux d’intérêt, composante essentielle de chacun des systèmes, est en principe compris entre 2 et 5%. Plus le taux d’intérêt retenu est élevé, plus le capital est faible, plus l’espérance de vie est élevée, plus le capital est élevé. En France, les dernières tables de capitalisation de 2011 retiennent un taux de 2,35%. Elles reposent sur les tables d’espérance de vie les plus récentes publiées par l’INSEE en 2010. En Allemagne, le taux d’intérêt réel moyen observé sur ces dernières années est de 4,4%. Les tables de capitalisation du cabinet d’avocats Bach, Langheid et Dallmayr diffusées en 2003, basées sur des tables de mortalité de 2000, retiennent un taux d’intérêt de 5%. Les tables de capitalisation de Küppersbusch diffusées en 2006 retiennent, quant à elles, un taux d’intérêt oscillant entre 4 et 6%. Les tables de Schneider/Stahl de 2008, élaborées sur la base des tables de mortalité de 2004 retiennent un taux de 5%. Certaines tables intègrent toutefois des taux plus importants pouvant aller jusqu’à 7%. Des tables distinctes sont utilisées pour la capitalisation des rentes limitées dans le temps. En Belgique, de façon inédite, les dernières tables de capitalisation de 2011 proposent différents coefficients de capitalisation, variant entre 1 et 5%. Au Royaume-Uni, et de façon similaire, les tables « d’Ogden » proposent aux praticiens différents taux d’intérêt. Le taux le plus souvent retenu par le Lord Chancellor est de 2,5%.

 Les variables

Si l’Allemagne, la Belgique et la France disposent de méthodes d’évaluation assez comparables, intégrant simplement dans les modalités de calcul de l’évaluation du préjudice économique futur la perte annuelle de revenus et un coefficient multiplicateur, tel n’est pas le cas de l’Italie et du Royaume-Uni, qui intègrent d’autres paramètres dans le calcul du montant de l’indemnisation.

En Italie, les tables de capitalisation prennent en compte le pourcentage d’invalidité permanente de la victime. Ainsi, le calcul de l’évaluation dépend de paramètres patrimoniaux et extrapatrimoniaux. Il existe 5 tables de capitalisation concernant une tranche d’incapacité déterminée : de 11 à 15%, de 16 à 24%, de 25 à 40%, de 41 à 64% et de 65 à 100%.

En outre, en pratique, le juge a tendance à retirer de la somme indemnitaire obtenue suite aux opérations de capitalisation, un montant qui varie entre 10 et 20%. Cette pratique qui consiste à réduire le montant indemnitaire de façon forfaitaire, ne se retrouve pas dans les autres pays.

Au Royaume-Uni, des paramètres plus nombreux sont pris en compte dans le calcul de l’évaluation du préjudice économique futur. En effet, les modalités de calcul du préjudice économique de la victime sont très complexes et résultent de l’équation suivante :

Préjudice économique futur = salaire annuel antérieur à l’accident x indice 1 (coefficient de capitalisation lié à l’âge de la victime, à la durée de l’incapacité et au taux de rendement ou taux d’intérêt) x indice 2 (coefficient prenant en compte d’autres facteurs tels que le niveau d’étude et un éventuel handicap) moins le salaire postérieur à l’accident x indice 3 (prenant en compte la pénibilité du nouveau travail en relation avec le taux d’incapacité permanente) x indice 1.

Le risque de mortalité de la victime est évalué, de façon très précise, avant et après la survenance de l’accident, selon des tables distinctes. Dans la première situation, sont intégrées dans le calcul du coefficient la situation professionnelle de l’individu, son niveau d’études et la présence d’un éventuel handicap. Dans la seconde situation, sont intégrés dans le calcul du coefficient le salaire actuel de la victime (post accident), ainsi que ses séquelles éventuelles. Ainsi, et de façon similaire au système d’indemnisation italien, des paramètres de nature très différente, patrimoniaux et extrapatrimoniaux, sont mélangés.

Illustrations par un cas pratique

Prenons l’exemple d’une victime de sexe masculin, âgée de 30 ans, souffrant d’un taux d’incapacité de 25%. Par souci de simplification, aucune prestation sociale postérieure à l’accident n’est indiquée. (Il conviendrait naturellement de déduire toute somme perçue après l’accident, prestations ou salaires, de la perte annuelle.)

On procède au calcul de son préjudice économique viager et de son préjudice économique jusqu’à l’âge de la retraite.

Ses revenus mensuels avant l’accident étaient de 1.500 euros, soit 18.000 euros annuels.

Nous allons constater que selon les systèmes d’indemnisation des différents pays d’Europe, des écarts indemnitaires conséquents peuvent exister. Il convient tout d’abord d’examiner le cas de la France, ce qui nous permettra ensuite de mieux percevoir les différences de méthodes avec les autres pays, ainsi que l’amplitude des sommes indemnitaires évaluées.

France

Le calcul est assez simple et intègre un minimum de paramètres. Le calcul du préjudice économique futur est effectué en multipliant la perte annuelle de la victime par le prix de l’euro de rente, soit :

a) préjudice viager

18.000 euros (perte annuelle) x 28,800 (prix de l’euro de rente viagère pour un H de 30 ans selon le barème de capitalisation de 2011 reposant sur les tables de mortalité de 2008 au taux de 2,35%) = 518.400 euros[ref] Selon le barème de capitalisation de 2004, le prix de l’euro de rente viagère est de 24,129 soit une indemnisation de 434.322,00 euros.[/ref].

b) calcul pour un préjudice économique jusqu’à l’âge de 65 ans

18.000 euros (perte annuelle) X 23,704 euros (prix de l’euro de rente jusqu’à 65 ans, selon le même barème)= 426.672,00 euros.

NB : le calcul de l’évaluation ne prend pas en considération le taux d’incapacité de la victime, comme cela est le cas par exemple au Royaume-Uni ou en Italie.

Allemagne

A l’instar de la France, l’évaluation du préjudice économique futur résulte de la multiplication de la perte annuelle par le prix de l’euro de rente. Les deux systèmes sont assez proches quant aux modalités d’évaluation, mais diffèrent assez sensiblement sur la fixation des euros de rente, comme nous pouvons le constater.

a) préjudice viager

18.000 euros (perte annuelle) x 17,636 (prix de l’euro de rente de la table Bach) = 317.448 euros

b) calcul pour un préjudice économique jusqu’à l’âge de 63 ans

18.000 euros x 15,835 (prix de l’euro jusqu’à l’âge de 63 ans ) = 285.030,00 euros

 Belgique

L’évaluation du préjudice économique futur dépend encore assez classiquement de la perte annuelle et du prix de l’euro de rente viagère. Cependant, et là est l’innovation, ce dernier peut être décliné selon différents taux, laissés à la libre appréciation du praticien. Nous prendrons comme exemple, des calculs d’évaluation reposant sur des taux à 2 ou 3%. A l’aide des dernières tables 2011[ref] De nombreuses possibilités de calcul sont offertes par les dernières tables de capitalisation 2011, qui reprennent les tables de mortalités les plus récentes, plusieurs taux d’intérêts différents, ainsi que le choix entre la différenciation entre les sexes ou les tables unisexes.[/ref], le calcul est le suivant :

a) préjudice viager

pour une indemnisation en viager

.au taux de 2%

18.000 (perte annuelle) x 31,272 (prix de l’euro de rente à 2%) = 562.896 euros

.au taux de 3%

18.000 (perte annuelle) x 25,409 (prix de l’euro de rente à 3%) =457.362 euros

b) préjudice jusqu’à l’âge de la retraite

-pour une indemnisation jusqu’à l’âge de 65 ans

. au taux de 2%

18.000 (perte annuelle) x 24,279 (prix de l’euro de rente à 2%)= 437.022 euros

. au taux de 3%

18.000 (perte annuelle) x 20,921 (prix de l’euro de rente à 3%)= 376.578 euros

Italie

Le mode de calcul prend encore en compte la perte annuelle et l’âge de la victime, mais cette fois-ci, doit être également pris en compte le taux d’incapacité de la victime. La France avant la réforme du droit de l’évaluation de 2006, avait un système assez similaire.

Le taux d’incapacité de la victime est directement intégré dans le calcul de l’euro de rente, il suffit simplement de sélectionner la table de capitalisation correspondant à la tranche de taux d’incapacité, ici en l’espèce, la table 25 à 40%.

Le calcul de l’évaluation se fait alors en multipliant la perte annuelle par le prix de l’euro de rente :

18.000 euros (perte annuelle) x 27,664 (prix de l’euro de rente pour une incapacité physique de 25%) = 497.952,00 euros.

Sur cette somme obtenue, le juge italien a la possibilité de déduire un montant de 10 à 20%.

Royaume-Uni

C’est le système le plus éloigné de notre modèle d’évaluation des préjudices économiques futurs. En droit anglais, le praticien va multiplier le salaire annuel par un premier coefficient prenant en compte directement les tables de mortalité, puis multiplier la somme obtenue par un nouveau coefficient prenant en compte la situation personnelle de la victime.

Sur la base d’un taux de rendement « rate of return » de 2,5% (habituellement utilisé), l’évaluation du préjudice économique se fait comme suit :

a) préjudice viager

15.726,60 livres (perte annuelle de 18.000 euros convertie en livre au taux de change de 0.8737 euros pour une livre) x 29,05 (multiplicateur en livre viager reposant sur les tables de mortalité de 2004) x 0,92 (prise en compte de la situation professionnelle et physique de la victime avant accident ; on retient pour les besoins du cas pratique la situation d’une personne disposant d’un revenu de cadre supérieur, sans aucun problèmes de santé avant la survenance de l’accident) = 420.309,11 livres, soit 481.068 euros

b) Calcul pour un préjudice économique jusqu’à l’âge de 65 ans :

15.726,60 livres (perte annuelle) x 22,78 (multiplicateur en livre viager reposant sur les tables de mortalité de 2004) x 0.92 (prise en compte de la situation professionnelle et physique de la victime avant accident)= 329.591,79 livres soit 377.236,80 euros

Conclusions

– L’Allemagne, la Belgique et la France utilisent des techniques d’évaluation du préjudice économique futur assez similaires. Le quantum de l’indemnisation peut en revanche varier puisqu’il repose sur des tables de mortalité différentes.

– L’Italie et le Royaume-Uni intègrent dans le calcul du préjudice économique futur des paramètres de différentes natures (patrimoniaux et extrapatrimoniaux tels que la situation sociale, professionnelle et de santé de la victime). Si les montants obtenus ne sont pas très éloignés de ceux des autres pays, les méthodes d’évaluation demeurent très différentes, comme ce cas pratique a tenté de le démontrer